Demain dès l'aube, rendez-vous au tribunal. Même si je sais qu'avec Hiro en tant qu'avocat je suis tranquille, c'est un sacré coup dur. Cette vieille catin aura heurtée ma réputation, mon travail, ce que j'ai de plus cher. La seule chose que j'ai. Le pire, c'est que j'ai longtemps été tenté d'appliquer la magie noire dans mes procédés. Or, je me suis tenue à rester intègre, à ne jamais ressembler à ma mère. Cette histoire m'aura fait gamberger, remettant même en question mes pratiques qui sont pourtant appréciées par la majorité de mes patients. Ma mère me l'a dit, ça. Qu'il n'y a rien de mal à utiliser l'interdit tant qu'on ne se fait pas prendre. Qu'il ne faut avoir aucun scrupule à utiliser tous les moyens pour parvenir à nos fins. Plus ça va, plus je me dis que cette garce a raison. Mais je refuse de me soumettre à la facilité.

Pour oublier la journée pénible qui m'attend, je m'en vais boire un verre. Enfin, avec moi, un verre se transforme en une pinte. Pas de boîte de nuit puante et bruyante ce soir, juste une taverne isolée où je pourrais picoler tranquillement. Dans le coin d'une ruelle sombre, seuls les néons orangés d'un bar éclaire la petite allée. Un endroit pénard, fréquenté par des poivrots malheureux mais pas méchant, idéal pour une vieille fille seule comme moi.

J'entre dans la buvette en saluant le barman que je connais bien. Il sait ce que j'aime : le vin. Il me sert illico un trente-trois centilitres de muscadet. Je m'installe sur le comptoir en ingurgitant ma boisson favorite. L'alcool glisse dans mon œsophage avant de vite me monter à la tête, me faisant doucement tanguer. Une douce sensation d'enivrement m'envahit, effaçant l'angoisse qui m'anime depuis quelques semaines déjà.

Saisissant mon téléphone portable, j'hésite à envoyer un message à mon ex. Ce dernier n'a jamais répondu à ma déclaration d'amour, ni aux tollés de SMS envoyés plus tôt. Je pousse un soupire alors que mon doigt glisse sur mon écran. Je devrais le supprimer mais j'en suis toujours incapable. En me baladant dans mes contacts, je tombe sur Karma, le juge qui va gérer le procès de demain. N'ayant jamais osé lui envoyer un message, ce soir je suis bien tentée. La douce ivresse augmentant mon assurance, je me convaincs à lui envoyer le premier texto. De toute façon, je n'ai rien à perdre.

Bonsoir, c'est Lola. J'aimerais oublier le trac de demain et je serais bien mieux en votre compagnie … rejoignez moi au 3 impasse des fleuristes.

Anonymat oblige, il ne faudrait pas que les collègues du juge tombe sur sa messagerie, il y aurait conflit d'intérêt. Pourtant, cet interdit m'excite au plus au point et m'incite à poursuivre.

Je commence à regretter mon texto. Ce n'est pas mon genre d'habitude de faire le premier pas. Qu'est-ce qu'il m'a pris ? Essaie-je enfin de passer à autre chose ? Possible que je tente de me changer les idées. Je pousse un râle d'agacement, quémandant une bouteille au barman. Le goût de l'alcool m’écœure mais je me force à boire. Impossible de rester dans le doute. Je dois être sûre de moi, n'exhiber aucune de mes faiblesses. Alors pourquoi je ressasse tout ce qui me fait du mal ? Aujourd'hui, j'ai vu une mère et une fille se balader au parc aujourd'hui. Je me suis projetée en elle, crevant de jalousie. C'est injuste. J'aurai dû être à sa place. Une fois installée, la maman s'est contentée de fixer bêtement son téléphone mobile tandis que sa petite gamine a souhaité attirer son attention, en vain. Je suis dégoûtée. J'aurai pu la chérir, la féliciter de ses exploits même anodins. J'aurai dû la voler, cette idée me hante. Trois fois par semaine, je me rends à l'hôpital, passant toujours vers le service maternité. Je contemple ces petits poupons tout endormis, si sereins et apaisés. Mon rêve serait de m'en acquérir, mais comment m'en accaparer un lorsqu'il y a des caméras et des robots de surveillance parsemés dans tout l'établissement ? Cela fait quelque temps que je songe à exécuter mon plan. Si mes tentatives sur l'île aux fées sont vains, je serais vouée à réaliser cet acte horrible.

❝ Marina, je ne m'attendais pas à vous voir ici ce soir. C'est une agréable surprise. Comment s'est passé votre journée ? ❞

Soudain, cette douce voix grave vient m'extirper de mes idées noires. Un timbre qui m'est familier. Je relève la tête, la tourne à droite pour observer un bel homme en smoking noir. Il s'agit de Karma. Mes yeux deviennent globuleux, la bouche entrouverte. Je pousse un couinement de surprise, sursautant bêtement à son approche.

❝ Oh, Karma ! Quel hasard ! Cela fait longtemps que vous êtes là ? ❞

Je me tourne vers lui, un sourire forcé aux lèvres.

❝ Je venais justement de vous envoyer un message. Comment allez-vous ? ❞

Cet homme qui a acquit ma sympathie n'est pas là par hasard. Le monde est petit, je suis persuadée que c'est un signe. Remettant une mèche derrière mon oreille, je reprends deux goulées de mon vin favori. Ma tête se met à légèrement tournée, détendant mes muscles et mon esprit. Étant plus à l'aise dans ce contexte, j'y vais plus franco avec monsieur le juge.

❝ Vous pouvez me tutoyer vous savez, on est plus à ça près. Vous êtes paré au jugement de demain ? ❞

Je vide mon verre, déjà.

❝ Moi oui. Je sais que ça va bien se passer, mais je ne peux m'empêcher d'avoir la boule au ventre. Ça me met à mal tout ça, il va falloir qu'elle paye cette garce. ❞

Je grimace, les yeux dans le vide.

❝ Elle ose remettre en cause ma pratique professionnelle, elle a osé toucher à tout ce que j'ai de plus cher. Déjà que je n'ai pas grand chose alors si en plus on me retire ça ... ❞

Je ne sais même pas pourquoi je déblatère ainsi. Il faut dire que le lycan dégage une certaine douceur et empathie qui me met en sécurité. Paradoxalement au rôle de son métier, je sais que je ne vais pas être jugée. Je change tout de même de sujet. Quand je suis enivrée, ma langue n'arrête pas.

❝ Mais bref, qu'est-ce qui vous amène ici ? Je ne pensais pas que vous étiez attiré par ce genre d'endroit glauque. ❞

Je continue de vider la bouteille sur le pouce.

Je ne supporte plus cette piquette, c'est une honte de la vendre aussi cher pour traumatiser mes papilles. Pourtant, c'est ce que je fais. Ne voulant pas dépenser davantage pour me saouler, je me résigne à cet immondice. À chaque gorgée je grimace. Au moins, elle m'enivre bien. Je préfère alors me concentrer sur la discussion avec le juge que sur le goût acide de ma boisson. D'ailleurs, l'homme se confie sur son impression de la journée. Tête posée sur ma main, coude sur le comptoir, je l'écoute attentivement. La vie de juge n'est en effet pas facile, il se confronte à des cas difficiles que je peux compatir. Cependant, lorsqu'il aborde le sujet des enfants, mon visage s'assombrit. Mon regard quitte le sien pour se poser sur mon verre de vin. Mon cœur se serre et ma gorge se noue, un sujet qui me renvoie systématiquement à mon handicap. Cependant par politesse, je répond à sa tirade, les yeux fuyant.

❝ Si tu te sens capable d'adopter un enfant et que tu as les moyens, fais-le, t'auras au moins fais une bonne action. Moi je pourrais pas. Je pourrais jamais. Jamais je ne pourrais aimer un enfant qui n'est pas le mien. ❞

Car je veux les miens, je veux MES enfants. Je me fiche qu'on soit trop nombreux sur Terre, je me fiche que la planète prenne feu dans quelques années, pourvu que j'ai ma propre progéniture. Jamais je ne pourrais développer un lien maternel avec un marmot qui, de toute façon, me rejetterait quelques années plus tard car je ne suis pas sa mère.

❝ Est ce que ça va ? Votre sourire me semble… forcé ... ? ❞

Sa question m'extirpe de mes pensées. Mes yeux se focalisent de nouveau sur lui et un sourire plus doux ranime mon visage.

❝ Oui, merci de t'en inquiéter. Je suis juste préoccupée par le procès. ❞

Je n'en dis pas plus, me renfermant comme une coquille. Je n'ai pas l'habitude de m'ouvrir même à une personne que j'apprécie. Je refuse que quiconque entrevoit mes faiblesses. Mon interlocuteur refuse finalement de me vouvoyer et pour cause, son éducation stricte l'en empêche. Ceci dit, j'apprécie l'effort qu'il apporte pour essayer de me tutoyer, même si au fond, je m'en fiche pas mal, ce n'est qu'un détail.

❝ Je vois. Ne te force pas non plus à me tutoyer, ce n'est pas si grave, fufufu. ❞

Mon petit rire sonne faux par rapport à d'habitude. Il faut dire que je suis préoccupée mais trop présomptueuse pour me livrer. Karma me rassure quant au jugement, m'indiquant la ligne de conduite pour bien paraître au tribunal. Le procès, selon ses dires de juge de l'affaire, est tout gagné pour moi. Mon comportement et les preuves que je vais apporter auront leur importance mais je n'ai pas trop de soucis à faire à ce niveau-là. Je vais rester intègre, comme d'habitude.J'admets qu'il sait me réconforter. Un sourire plus franc sur les lèvres, je le remercie timidement, presque émue et soulagée. Je change ensuite de sujet, curieuse de savoir ce qui amène un homme de son rang dans cet endroit miteux. Il me révèle qu'il apprécie passer du temps dans ce genre de lieu intimiste, où il peut se vider la tête et oublier les horreurs de ses journées de travail. Karma me remercie d'ailleurs quant aux produits qu'il m'a acheté, fonctionnant à merveille. Après avoir vidé ma bouteille, je lui répond avec professionnalisme.

❝ Ravie que cela t'ai aidé à lâcher-prise. C'est que la dose est correct, n'hésite pas à en prendre deux gommes si tu passes une sale journée. ❞

Il m'arrive parfois d'en consommer, même si je préfère l'inhaler que de le gober. Tout comme mon interlocuteur, je commande au barman une deuxième piquette. Il faut croire que je suis masochiste. En attendant ma boisson, je fais la causette à Karma.

❝ En tout cas, j'espère que tu arrives à faire la part des choses entre ta vie professionnel et personnel. Ce n'est pas tous les jours facile … regarde mon cas. Une salope a réussi à me contrarier, malgré toute l'aide que j'ai pu apporter. Franchement, nos boulots sont ingrats … tu ne trouves pas ? ❞

Je lui lance un regard complice, cherchant son approbation à mes propos. Paradoxalement à mon job, je ne suis pas quelqu'un de très altruiste. Pourtant, je me donne à fond dans ce que je fais, j'aime constater la réussite de mon travail dans le regard de mes patients. Mais lorsque mon boulot ne satisfait pas la clientèle, je me sens au plus bas. Je remets toute ma pratique en question, voir même mon existence. Le temps que ma commande arrive, je décide de me confier un petit peu à Karma.

❝ Pour ma part … j'ai du mal à dissocier les deux. Mon travail c'est toute ma vie, je n'ai rien d'autre à côté. Donc quand un patient décide de faire des siennes et oser remettre mon dur labeur en cause … ça me fait vriller. Je mets mon pouvoir au service du bien et voilà comment on me remercie. Parfois, je me demande si je ne devrais pas utiliser mon don dans un but purement égoïste. Les autres le sont biens, ils se permettent d'être impitoyables avec moi alors qu'en un claquement de doigt je peux décider de faire de leur vie un enfer. Ça serait tellement plus simple de tout foutre en l'air et de penser qu'à moi et moi seule. ❞

En m'écoutant parler, je constate à quel point je me sens si seule.